Épargne salariale :
le Modèle américain ?
Saluons les éditions La Dispute pour la publication, avec les Retraites aux États-Unis, ouvrage de référence qui bouscule bien des idées reçues sur la question. Dans ce livre sans équivalent, Lucy apRoberts fait entrer ses lecteurs dans les détails d’un dispositif complexe avec une étonnante clarté. Elle excelle à faire comprendre de l’intérieur la logique des institutions américaines à un public ayant de tout autres références : en témoigne le soin qu’elle prend à discuter les termes utilisés dans les deux langues pour désigner les types de financement et de prestations des régimes. La présentation du système est complète, avec les évolutions depuis le début du siècle, des données institutionnelles et statistiques très fouillées, les réformes en cours, les débats parlementaires et d’experts, le tout mobilisant une bibliographie très peu connue en France.
Et chemin faisant, nos idées reçues en prennent un coup ! [Vous voulez dire le genre d’“idées reçues” que l’Huma colporte en permanence !!!] D’abord le cliché selon lequel “il n’y a pas de Sécurité sociale aux États-Unis” : l’auteur montre sans peine que le pays qui a inventé la “Social Security” en 1935 a évidemment une Sécurité sociale, réservée précisément aux retraités, avec un régime de pensions en répartition assez proche de notre régime général et un régime d’assurance santé pour les plus de 65 ans, auxquels cotisent les actifs. Mais c’est surtout notre mythe des fonds de pension complémentaires au régime de base, avec leurs retraités texans faisant suer le béret par leurs exigences de retour sur investissement dans les entreprises du CAC 40, qui est mis à mal. L’auteur montre qu’il s’agit en réalité d’une “épargne patronale”. Pas seulement parce que les salariés n’ont aucune part dans leur gestion (sauf pour les fonds interentreprises, minoritaires). Mais d’abord parce que ces fonds, qui relèvent d’une libre initiative patronale, sont alimentés sans cotisation des salariés, et qu’ils sont à prestation c’est-à-dire qu’ils garantissent une rente calculée sur le dernier salaire d’activité du retraité. Si bien que tout gain boursier va au patron, qui diminue d’autant sa contribution au régime. Par ce mécanisme, les fonds de pension sont une occasion non pas, pour les retraités, de s’enrichir sur le dos de la planète, mais pour les patrons de réduire le coût salarial en ponctionnant le financement des retraites dans les entreprises du portefeuille. Notre illusion d’optique vient de ce que nous confondons capitalisation et fonds de pension. Certes, il y a bien capitalisation au sens où ces fonds accumulent des capitaux, mais pas au sens où les rentes seraient fonction du rendement des placements, puisqu’elles sont fonction du salaire d’activité.
Il en va tout autrement, bien sûr, de l’épargne salariale accumulée dans des fonds communs de placement, qui ignorent la double logique d’entreprise et de retraite caractéristique des fonds de pension, même si les Américains désignent les uns et les autres sous le même vocable de “pension plans”. Mutualisant les gains boursiers entre les salariés, permettant une sortie en capital à n’importe quel moment, cette épargne n’a rien à voir avec la retraite. Or elle connaît aujourd’hui une progression considérable. Pourquoi ? Parce que le système de retraite américain est en crise. La crise du régime de base est délibérée. Bien que les réserves accumulées soient colossales et fassent de la Sécurité sociale un gros créancier de l’État, la réforme de 1983 a programmé la réduction des prestations pour tout départ avant 65 ans. Cette mesure fragilise les salariés (qui sont tentés de faire face par l’épargne salariale), mais aussi les fonds de pension, parce qu’ils garantissent en général une rente dont est déduite la pension de base : toute réduction de celle-ci augmente donc leur charge et les patrons cherchent à s’en dégager.
C’est le coup de pied de l’âne qui vient accélérer un recul déjà ancien. Car, contrairement à une idée reçue en France, les fonds de pension sont le maillon faible du dispositif. Ils ne concernent plus guère que l’administration et les secteurs privés à forte implantation syndical : “Entre 1975 et 1995, la proportion des salariés du secteur privé affiliés à un régime professionnel est passée de 39 à 23 %.” Facultatifs, ils n’offrent que des droits très réduits en cas de changement d’entreprise et ne résistent pas à la mobilité croissante des salariés. C’est pour faire face à ce “déclin de l’entreprise-providence” que la classe dirigeante, prenant appui sur les résultats boursiers et sur les critiques des salariés à l’encontre des fonds auxquels les patrons quant à eux ne tiennent plus guère, a entrepris de les remplacer par une épargne salariale qu’elle souhaite rendre obligatoire : en 1995, les fonds de retraites n’ont collecté que 41 milliards de dollars, alors que 117 milliards allaient aux plans d’épargne. Mais, comme le montre Lucy apRoberts, l’épargne salariale n’est attractive que parce qu’elle n’a pas comme contrainte l’obligation d’assumer de véritables pensions pour tous : l’actuelle fuite en avant laisse entière la question de l’échec des régimes professionnels. À bon entendeur…
L’Humanité, 15 septembre 2000
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Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".