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Document – L’école, antichambre de la caserne !

Histoire de l’École

Pierre Giolitto – 2003

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L’école, antichambre de la caserne

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Le renouveau de l’enseignement de l’histoire, et surtout de la géographie, provoqué par la décision de Duruy, devait s’amplifier à la suite de la défaite de 1870. Celle-ci est attribuée en partie à la méconnaissance de la géographie par les officiers français, incapables de se diriger sur leur propre sol, une carte d’état-major en main, alors que l’ennemi, muni de cette même carte, était parfaitement à l’aise en terre étrangère. On se gausse de l’ignorance de nos officiers. La presse ironise à propos de ce général qui ignorait dans quel sens coule le Rhin et de cet autre qui s’interrogeait sur le nombre de lieues séparant Metz de la frontière. (…)

Le mouvement de promotion de la géographie ne tarde d’ailleurs pas à déborder le cadre scolaire pour gagner le grand public. C’est l’époque où d’innombrables publications géographiques voient le jour et où se multiplient les sociétés géographiques, dont le célèbre Club alpin fondé en 1874. Non seulement la France prépare ainsi allégrement la Revanche, mais elle se donne en outre les moyens d’intensifier l’œuvre colonisatrice dont J. Ferry devait être l’un des artisans les plus déterminés.

L’école, antichambre de la caserne

(…) la gymnastique qui fait, en 1880, une entrée remarquée dans les programmes de l’école primaire. La promotion de cette discipline représente la seconde conséquence “scolaire” de la défaite de 1870. Nombreux sont ceux qui, après avoir incriminé, à propos de ce désastre, la carence des Français en matière de connaissances géographiques, voient dans l’impréparation physique de nos soldats l’autre cause essentielle de la défaite. (…)

L’entrée de l’éducation physique dans le plan d’études de l’enseignement primaire constitue le premier acte d’une militarisation larvée de l’école. (…) L’intrusion dans les cours d’écoles d’exercices jusqu’alors réservés à celles des casernes n’est surprenante qu’en apparence. Dans les années quatre-vingts, les Français n’ont toujours pas admis d’avoir été aussi cruellement humiliés par un adversaire dont ils pensaient ne faire qu’une bouchée. “Notre pays est abaissé, dégénéré”, écrivait Le Siècle du 16 octobre 1871. En 1880, la blessure d’amour-propre est toujours béante. L’orgueil national est atteint comme il ne l’a jamais été. Et comme toujours en pareille circonstance, avili dans le présent, c’est vers l’avenir qu’on se tourne. Surtout, ne plus jamais connaître situation aussi mortifiante. Mieux, annuler celle que la France s’est laissée imposer par surprise, reconquérir les terres perdues, imposer à la Prusse une éclatante revanche. Cette œuvre de longue haleine, seule l’école est en mesure de la mener à bien, en préparant dès le plus jeune âge des soldats aguerris et instruits, n’hésitant pas s’il le fallait à faire joyeusement don de leur vie à la Patrie. Le rôle de l’école, écrit P. Bert, est désormais “de préparer pour la nation des citoyens dévoués jusqu’au sacrifice suprême, dans les luttes où peuvent être engagés les intérêts de la Patrie, sa liberté et sa gloire”. Et le bouillant républicain d’ajouter qu’il s’agit, pour l’école, “de maintenir le niveau moral, par l’enseignement de l’obéissance raisonnée et de sacrifice légitime”. Pour faire bonne mesure, en matière de justification d’une décision qui hérisse bien des instituteurs, on ajoute que les exercices militaires peuvent être d’autant plus légitimement pratiqués à l’école qu’ils intéressent fort les élèves. “De même que la petite fille aime à orner sa poupée, de même notre écolier fait ses délices du jeu du soldat”, écrit l’auteur d’un manuel pour les bataillons scolaires.

Les exercices militaires que les instituteurs sont désormais tenus de faire pratiquer à leurs élèves comprennent “l’école du soldat” : principe des différents pas, alignement, marches, contre-marches, halte, marches militaires et topographiques, ainsi que des exercices préparatoires au tir. Leur but est de donner aux élèves des “habitudes viriles”, ainsi qu’une première éducation militaire qu’ils n’auront plus qu’à compléter au régiment. En 1881, 52 000 fusils scolaires sont distribués aux écoles. “Tout en se rapprochant, comme mécanisme, du modèle en usage dans l’armée”, ces fusils d’exercices “ne sont pas susceptibles de recevoir des cartouches”. Quant à leur poids et à leurs dimensions, ils sont en rapport avec “les forces et la taille” des enfants. Comme quoi on peut se préoccuper de pourvoir en chair à canon les champs de bataille de l’avenir, tout en se souciant du confort et de la santé des écoliers qu’on leur destine.

(…)

L’inénarrable épopée des “bataillons scolaires”

Mais les exercices “gymniques et militaires” pratiqués à l’école primaire paraissent encore trop éloignés des réalités de la caserne. On doit pouvoir faire mieux ! Et, par exemple, initier réellement les écoliers à l’art de la guerre, en plaçant entre leurs mains de vrais fusils et en leur apprenant à épauler, à viser et à tirer, bref, à tuer. “L’important, écrit Jean Macé, le 1er août 1882, dans le Bulletin de la Ligue française de l’enseignement, c’est de commencer tout de suite et de donner aux campagnes de France le spectacle de leurs enfants se préparant, dès l’école, à défendre le sol de la patrie, si jamais l’étranger essayait de revenir le fouler.”

Et l’escalade de continuer. J. Ferry ne tarde pas à compléter le dispositif “gymnico-militaire” mis en place dans les écoles, en créant, le 6 juillet 1882, les fameux “bataillons scolaires” qui, s’ils appartiennent aujourd’hui au folklore scolaire des années quatre-vingts, n’en représentaient pas moins à l’époque l’expression d’une volonté affirmée de faire de l’école l’antichambre de la caserne. Qu’ils aient été couronnés de succès, et l’escalade se serait peut-être poursuivie, rendant à terme difficile la distinction entre l’école du citoyen et celle du soldat. La chance – et le bon sens des Français aidant – a voulu qu’ils échouent, ce qui les a transformés en inoffensifs gadgets, dont on a plutôt tendance aujourd’hui à sourire qu’à médire.

Mais que sont ces inénarrables “bataillons” ? Les bataillons scolaires organisent militairement les élèves des établissements du premier et du second degré, en vue de leur faire pratiquer les exercices gymniques et militaires. Dotés d’un étendard et placés sous les ordres d’un instructeur en chef et d’instructeurs adjoints désignés par l’autorité militaire, les élèves des bataillons scolaires s’adonnent, de longues heures durant, délaissant calcul, grammaire et orthographe, à “l’école du soldat sans armes”. Ils sont affublés pour cela de fusils présentant, en vertu du décret du 6 juillet 1882, les trois caractéristiques suivantes : “N’être pas trop lourds pour l’âge des enfants, comporter tout le mécanisme du fusil de guerre actuel ; n’être pas susceptibles de faire feu, même à courte portée.” Ce qui n’empêche pas ces fusils d’être munis “d’épées-baïonnettes”, dont le fait que la pointe soit “complètement arrondie” ne suffit pas à rassurer quant à l’usage que peuvent en faire les enfants. Fusils qui, promus au rang de matériel pédagogique à part entière, sont déposés à l’école, dans des râteliers spécialement aménagés pour les accueillir. Lorsqu’ils ont atteint leur quatorzième année, c’est au tir réel que les écoliers des bataillons scolaires s’entraînent. Fort heureusement cependant, hors de l’école. Fusils et munitions étant alors déposés dans les casernes de gendarmerie ou les magasins des corps de troupes.

Comme de vrais soldats, les élèves des bataillons scolaires portent l’uniforme : vareuse, béret et pantalon bleu marine, obtiennent des récompenses (médailles de vermeil, d’or, d’argent ou de bronze) décernées par le ministre de la Guerre, et défilent à l’occasion sous le regard attendri des badauds. Badauds qui devaient conserver un souvenir ému du premier de ces défilés à Paris, le 14 juillet 1882. Il est vrai que ce fut un énorme succès populaire. La presse républicaine était enthousiaste :

“Les petits soldats portent une vareuse et un pantalon bleu sombre et sont coiffés d’un béret de même couleur à pompon rouge, l’ensemble commode et élégant, rappelant le costume des mousses de la marine. (On n’oublie pas que les marins ont défendu Paris en 1870-1871, ni qu’ils sont les principaux héros des conquêtes coloniales de la 3ème République) Dans l’après-midi, le bataillon s’était réuni au square Monge et, précédé d’une escouade de sergents de ville qui faisait ouvrir la foule, il est arrivé, tambours et clairons en tête, vers 5 heures sur la place de l’Hôtel de Ville. Des masses énormes de curieux entouraient la place et les fenêtres et les balcons étaient surchargés ; une immense acclamation et des applaudissements ont salué l’entrée de la jeune troupe (…). Les petits soldats ont exécuté divers exercices, puis ils ont défilé. Ce qu’on a pu obtenir d’eux en trois mois d’exercices a émerveillé tout le monde”.

Une courte période de temps durant, les bataillons scolaires ont le vent en poupe. Le Salon de 1885 voit fleurir les tableaux représentant “les partis soldats”, au bivouac ou à la parade. Les journaux regorgent d’articles les concernant. Consécration suprême, on leur dédie des chansons, généralement écrites dans le style “Flotte, petit drapeau…”, caractéristiques du patriotisme populaire des années quatre-vingts. Voici l’un de ces “chefs-d’œuvre”, écrit par un chansonnier anonyme, oublié des muses comme de la postérité :

“Petits enfants, petits soldats
Qui marchez comme de vieux braves
Sabre au coté, fusil au bras
Le cœur vaillant et le front grave

Petits soldats, petits enfants
Désertant livres et grammaire
Vous marquez le pas, triomphants
Sous les regards de votre mère

Que faites-vous, que voulez-vous
Chers enfants aux mains si fragiles
Gardez vos jeux et Laissez-nous
Le fardeau des armes viriles.

Nous sommes les petits enfants
Qui voulons servir la patrie
Nous lui donnerons dans dix ans
Une jeune armée aguerrie

Nous sommes les petits soldats
Du bataillon de l’espérance
Nous exerçons nos petits bras
À venger l’honneur de la France

Et Bara le petit tambour
Dont on nous a conté l’histoire
En attendant bat chaque jour
Le rappel de notre mémoire.”

Ce n’est pas seulement sur le plan technique qu’on prépare les écoliers à la prochaine guerre, mais également sur le plan psychologique, en développant chez eux le goût des jeux belliqueux et guerriers. Le marché du jouet s’inonde alors de soldats d’étain, de plomb ou de carton bouilli, tandis qu’on se fait gloire d’offrir à sa progéniture des canonnières à roulettes et autres “chemins de fer stratégiques”. Tous les moyens sont bons lorsqu’il s’agit d’ancrer dans la mentalité collective des Français l’idée de la Revanche.

Mais très vite tout cela n’est pas jugé suffisant pour embrigader et militariser réellement les écoliers. Aussi ne tarde-t-on pas à aller au-delà, en prolongeant les exercices militaires hors du temps et du cadre scolaire. Paul Bert demande, comme aux plus beaux jours de la Convention, d’étudier la participation des enfants des écoles “aux fêles patriotiques et militaires”, et de leur faire effectuer “entre l’âge où finit l’enseignement primaire et celui où commence le service militaire” toute une série “d’exercices, de manœuvres”, afin qu’ils n’oublient pas, “avant d’entrer au régiment”, tout ce qu’ils ont appris à l’école. La “Ligue française de l’enseignement” décide de prendre en main “la cause nationale de l’éducation civique et militaire”. Adoptant la devise : “Pour la patrie, par le livre et par l’épée”, elle se propose de créer dans chaque canton un “cercle d’éducation nationale” chargé de mettre en place, pour les jeunes gens sortant de l’école et jusqu’à l’âge de vingt ans, une “instruction gymnique et militaire”, par le biais “d’exercices hebdomadaires et de réunions cantonales publiques”. Une grande souscription nationale est lancée à cet effet, et les places des villages voient désormais évoluer, le dimanche matin, d’étranges militaires, aux allures d’opérette et au menton curieusement imberbe.

Très vite cependant les bataillons scolaires déçoivent la plupart des espoirs inconsidérément placés en eux. Et leur longévité n’est pas à la mesure de l’enthousiasme qui a salué leur naissance. C’est à peine si leur existence parvient à couvrir une décennie (1882-1892). Leur échec provient du fait que jamais personne n’y a vraiment cru. L’Église leur est publiquement hostile, les exercices militaires empêchant les écoliers de se rendre à l’office. “Pendant qu’on convoquera les enfants à l’église, écrit en 1882 Le Nouvelliste, journal conservateur et clérical de Rouen, la “Ligue de l’enseignement” les convoquera au gymnase.” L’opinion publique craint de son côté que faire “faire l’exercice avec des manches à balai, sous le froncement de sourcils d’un caporal” ne dégoûte les élèves de la vie militaire au lieu de les y disposer. Paradoxalement, l’armée elle-même est réticente. “Mon esprit se refuse à comprendre, écrit un auteur du temps, que le meilleur procédé pour faire respecter une des plus nobles institutions, l’Armée, soit celui qui consiste à la rabaisser au point d’en faire un jeu pour nos enfants.” Les instructeurs enfin, officiers ou sous-officiers, tous plus ou moins ivrognes et réactionnaires, endoctrinent les élèves et les conduisent au café à l’issue des exercices. Aussi doit-on se rendre à l’évidence : Les bataillons scolaires sont fort éloignés de former cette “jeunesse saine et robuste, exercée au métier des armes et prête à tous les sacrifices si l’honneur du pays l’exigeait” dont avaient rêvé leurs promoteurs.

Pierre Giolitto, Histoire de l’École, 2003

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